«L’amour est partout, imprévisible, inexplicable, insurmontable.»
C’était une belle journée de printemps où le soleil haut dans le ciel baignait de ses rayons les festivités d’ici-bas. La chaleur qui avait accompagné l’arrivée de la belle saison avait fait éclore plutôt que prévu les énormes fleurs des magnolias qui bordaient le petit chemin de cailloux. Les fleurs blanches et rosées se balançaient au bout de leurs branches, au même rythme que la douce brise qui jouait avec le voile des rideaux des chapiteaux que l’on avait dressés dans ce vaste jardin. Nuls bruits ne venaient déranger le silence apaisant, si ce n’était le bourdonnement grave d’une voix qui prononçait des vœux solennels d’amour sincères et de vie commune.
La mariée dans sa longue robe blanche portait sur ses lèvres rouges et pulpeuses le sourire le plus radieux de l’assemblée, et l’homme qui se trouvait à ses côtés, de ses grands yeux bleus ne la lâchait pas un seul instant du regard. Ils se noyaient tous les deux dans un amour incommensurable, et ils se donnaient l’un à l’autre par ce que l’on appelait le plus sacré des serments. Un oui, deux oui, et une bague passée à son doigt avant que la foule assise un peu plus bas, qui retenait son souffle, ne se mette à applaudir, siffler, et crier toute la joie que l’événement faisait naître en eux.
La mère de la mariée pleurait toutes les larmes de son corps, et ne cessait de tamponner ses joues d’un mouchoir naguère blanc mais désormais noircis de maquillage. Le père du marié en revanche jugé sévèrement son fils, il lui avait longtemps reproché de s’être amouraché d’une jeune femme qui n’était pas à la hauteur de la famille Abercrombie. Il avait cessé de le lui reprocher ouvertement à partir du moment où son fils lui avait annoncé qu’il comptait bien se marier avec cette femme et non avec une autre. Pourtant les regards lourds de sens et son incapacité chronique à aligner plus de deux mots, qu’ils soient sympathiques ou non, devant la jeune femme ne laissait que peu de place au doute. Sa femme, néanmoins, heureuse pour son fils, le rabrouait quelques fois et lui donnait de temps en temps quelques coups de coudes ravageurs dans les côtes afin de lui faire comprendre qu’il allait, une nouvelle fois, beaucoup trop loin.
Mais qu’importait les humeurs des invités, seul comptait le ravissement des deux unis qui se tenaient par la main, et se souriaient continuellement. Ils pouvaient bien danser avec leurs cousins, leurs amis, et mêmes leurs parents, à chaque fois, ils revenaient l’un vers l’autre. Leurs doigts s’entremêlaient, leurs corps se frôlaient et ils dansaient sur la musique de leur cœur, cette mélodie qu’eux seuls pouvaient connaitre. Lui, murmurait au creux de son oreille quelques mots alors qu’elle posait sa tête, attendrie et alanguie, sur son épaule. C'était cette image que tous gardèrent de ce mariage. Un jour lumineux et chaleureux qui transpirait le bonheur, un de ces jours qui semblent être un début et non un fin. Tout le monde pensait certainement qu'il y en aurait de nombreux autres, que tous deux vivraient une vie longue et pleine de rires, de sourires mais aussi de cris d'enfants. Seulement le bonheur fut de courte durée.
«Il frappe quand il veut et souvent, ça fait pas mal de dégâts...»
Sur le buffet et sur les murs étaient accrochés de nombreux cadres d’ébènes sur lesquels avec les années s'était accumulée une couche de poussières. Chacun de ces cadres contenaient une photo différente représentant ce qui avait un jour était un couple. La pièce où se trouvaient ces différents cadres était plongée dans l'obscurité, et seul quelques rayons de soleils, pales, arrivaient à traverser la barrière des volets et des rideaux clos. Cette pièce c’était, de son vivant, son bureau. Certes il n’y avait pas passé beaucoup de temps, mais cela restait tout de même le lieu qui lui correspondait le mieux, et elle, elle n’avait pas songé un seul instant à y toucher. Elle avait tout laissé tel quel, n’osant pas même ouvrir la porte pour aérer les lieux. Elle s’était toujours dit qu’il lui en voudrait certainement de mettre du désordre dans les papiers qu’il avait laissé en plan sur son large bureau avant de partir à son ultime journée de travail. L’idée ne l’avait pas quitté même après sa mort, c’était en quelque sorte un moyen de le garder vivant dans cette vaste maison désespérément vide.
Finalement, il n’y avait plus de rire, plus de sourires, et il n’y aurait jamais de cris d’enfants. Seule la mort et la solitude avait pris place dans la grande maison. Tout y était devenu terne, même la photo de mariage qui trônait au-dessus de la cheminée ne semblait plus être aussi resplendissante de bonheur. La lumière ne passait plus vraiment au travers des voiles, qui tel des linceuls, obstruaient chacune des fenêtres. Et dans le silence omniprésent se faisait parfois entendre le son d’une respiration. Elle n’avait pas pleuré, pas une seule larme n’avait coulé sur ses joues pale, et depuis la mort de son mari, la jeune femme était restée assise dans ce fauteuil, à fixer un cadre cassé qu’elle tenait entre ses mains.
Ce cadre était tombé sur le sol le jour où il avait expiré son ultime souffle. Elle l’avait alors senti cette douleur intense qui s’insinue jusqu’au plus profond d’un cœur, à l’image d’une aiguille que l’on enfonce d’une poupée vaudou. Elle l’avait senti, alors qu’une vague de panique et d’angoisse c’était insinué dans tout son corps, la faisant glisser lentement contre le mur à l’image de ce cadre qui venant d’en tomber. Elle s’était alors prostrée, le souffle court, les yeux noyés de larmes qui refusaient de s’écouler le long de ses joues. Ce n’était qu’un pressentiment, et pourtant, il s’avéra, les heures suivantes bel et bien réel. Son cœur s’était arrêté, et dans son sommeil éternel il avait emporté une partie de sa femme. Plus aucun sourire, juste une
Chaque jour, alors, son père venait dans cette grande maison abandonnée, il regardait s’il y avait du changement et se désespérait chaque fois un peu plus de la voir ainsi. Il la poussait à manger, à boire, et à bouger ne serait-ce qu’un peu. Elle lui parlait rarement, ne levait pas même un regard vers lui, se contentant de vivre en caressant le cadre photo cassé qu’elle ne quittait pas des yeux. Comme chaque jour, il s’asseyait non loin d’elle, il s’accoudait aux bras du canapé et la regardait de longues minutes avec l’espoir qu’elle sortirait de sa torpeur. Silencieux, il finissait toujours par partir, sans dire un seul mot, attendant juste un geste de la chair de sa chair.
Pourtant ce jour-là, ce fut légèrement différent. La fatigue, le désespoir, et la tristesse d’un parent incapable d’influer sur son enfant lui firent desserrer les mâchoires.
« Qu’est-ce que tu vas faire ma fille ? Continuer à vivre au travers d’un mort ?! ».
Le ton avait été vif, tranchant et néanmoins teinté d’une profonde mélancolie, puis il avait tourné les talons et claqué la porte derrière lui faisant sursauter la jeune femme. Elle en avait lâché le cadre une nouvelle fois, et il était venu se briser une nouvelle fois sur le carrelage immaculée de la pièce, finissant ainsi de rompre le bois qui maintenant encore le verre fêlé et la photo ouvragée par le temps. Analeigh c’était alors penchée, hébétée, pour se tenter de rattraper la photo, mais un morceau de verre était venu se ficher dans sa main faisant abondement couler son sang sur la photo qui gisait par terre. Et pour la première fois, elle avait laissé couler ses larmes, s’abandonnant réellement à son chagrin dans la douleur physique et morale.
«Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme des larmes dans la pluie.»
Presque une année était passé depuis la mort de son mari, et sur sa tombe fleurissait en ce printemps des myriades de petites fleurs. Tous les samedis, vêtue d’une robe noire, elle se promenait le long des allées de graviers du cimetière, ses hautes chaussures crissant sur les myriades de petits cailloux. Comme à chaque fois qu’elle venait, elle apportait avec elle un bouquet de lys blanc qu’elle déposait sur la tombe de son époux avant de s’asseoir elle-même sur la dalle. Commençait alors une longue conversation à sens unique, elle lui racontait tout ce qu’elle faisait durant sa semaine, elle lui confiait ce qu’elle pensait de ses patients et se mettaient parfois à rire en repensant à quelques petites anecdotes qu’elle trouvait terriblement drôles. Parfois, quelques personnes passaient non loin d’elle, drapée dans leur peine, et se murmuraient pour eux-mêmes qu’elle n’était rien d’autre qu’une pauvre créature incapable de tirer un trait sur son passé. Ils souffraient pour elle, là où elle avait cessé de souffrir pour passer à autre chose.
Si son amour était toujours vivace, il n’en restait pas moins qu’elle peuplait ses journées de nouvelles occupations. Elle avait repris son travail à l’hôpital, et elle n’avait jamais passé autant de temps avec ses patients qu’en cette année passée. Elle s’était trouvé de nombreuses autres occupations qui lui permettaient de ne pas penser à cette infernale journée, et ainsi elle avait développé une passion pour la cuisine comme pour le jardinage. Et si le jardin avait embelli en une année, la maison n’avait pas le moins du monde changé, toujours son bureau était fermé, toujours les mêmes photos accrochées au mur et même ce pauvre cadre cassé avait repris sa place contre le mur après avoir été réparé. Si elle n’en parlait plus, il n’en restait pas moins très vivace dans son espace de vie, ses parents n’avaient eu de cesse de s’inquiéter de son étrange obsession pour le disparu, mais jamais au grand jamais, elle n’avait renoncé. Et parfois dans la rue, elle se retournait sur quelques jeunes hommes qui lui rappelaient son époux disparu, elle les suivait durant quelques rues avant de rebrousser chemin en découvrant qu’ils avaient une toute autre vie. Un sourire amer se dessinait alors sur ses lèvres gourmandes, et elle rebroussait chemin pour s’en retourné à ses occupations.
Elle n’oubliait pas. Elle ne pouvait oublier. Il fallait juste faire bonne figure, et elle s’enfonçait alors dans ce qu’elle savait le mieux faire. Son travail. Là, elle pouvait se montrer dur, intransigeante, et particulièrement efficace, ce qu’elle ne pourrait plus jamais être une fois rentrée dans ce sanctuaire poussiéreux qu’était sa maison. A Saint Mangouste, on disait d’ailleurs d’elle, qu’elle avait un cœur de pierre, aussi froid que de la glace, et qu’il n’y avait pas pire médecin pour annoncer la mort d’un proche. Jamais elle ne cherchait à être rassurante et elle ne s’attirait que rarement la sympathie des gens, pas même de ses collègues, ne restaient que ceux qui l’avaient connu avant le terrible incident. Autrement, son métier, sa fascination pour les poisons, les plantes et sa froideur perpétuelle, semblaient en effrayer plus d’un.
«Et la vie reprend son cours.»
Les saisons s’étaient succédées, et les fleurs de magnolias avaient longtemps cessés de fleurir sur les arbres qui bordaient le jardin. Les fleurs hivernales sortaient leurs jolies clochettes blanches qui s’accordaient avec le givre donnant toute leur beauté à l’hiver avancé. Bientôt le printemps viendrait sonner aux portes, et assise derrière son bureau, les lunettes sur le nez, elle lisait un rapport traitant d’un cas d’empoisonnement de bonbons fizwizbizz qui avaient touché un groupe d’enfants il y avait de ça quelques semaines. Elle n’avait certes pas travaillé sur ce cas, mais les empoisonnements alimentaires n’étaient pas monnaie courante chez les sorciers et c’était d’autant plus intéressants quand ça touchaient les enfants. Les yeux fatigués, elle avait relevé les yeux de cette pile de papier qui était entassée devant elle, elle avait retiré ses lunettes avant de se frotter les yeux. Son bureau avait changé. Sa position aussi. Elle n’était plus un simple medicomage, elle s’occupait désormais de tout le service. A force de travailler et de passer de longues nuits elle avait obtenu cette promotion, seulement, elle était passé à côté de sa vie. Jamais elle n’avait réussi à reconstruire quelque chose après son mariage, elle avait eu quelques relations de courtes durées, des coups d’un soir, et elle avait petit à petit perdu ses amis pour s’enfoncer dans sa solitude.
Et là, dans son bureau, elle s’était levée pour admirer par la fenêtre, le panorama qui s’étalait au pied de l’hôpital, cela faisait quelques mois qu’elle s’était rendue compte de sa situation. Comme si enfin elle ouvrait les yeux, ça lui avait pris une vingtaine d’années pour enfin faire son deuil correctement. Elle avait cessé de se rendre toutes les semaines au cimetière, espaçant de plus en plus ses visites. Elle avait fini par rouvrir le bureau qu’elle avait laissé fermer jusqu’alors, elle avait rangé la plupart des photographies pour ne plus laisser que celle de leur mariage au-dessus de la cheminée. Et finalement à quarante-trois ans, elle s’était décidée à commencer à vivre. A vraiment vivre, en rattrapant tout ce qu’elle avait raté durant de longues années où elle était restée prostré dans des souvenirs vivaces.